Escapade Wallonne de Jean-François Breyne (prédication)

 

Prédication de Jean-François Breyne le 5 mars 2017 (1er dimanche de Carême, en la paroisse Wallonne d’Amsterdam.

Jean-François AmsterdamL’enseignement du Maître commence chez Matthieu par le sermon sur la montagne, avec l’enseignement sur la prière, la justice, le pardon. Ce texte est un texte « programme », tout à la fois préfiguration et horizon du message évangélique, ouvert par les « Béatitudes ».

Mais avant les Béatitudes, Matthieu  place ce récit de la tentation du Christ au désert. Car si le Sermon sur la montagne est un « texte programme », la tentation est un texte « mode d’emploi ». Je pense que de sa bonne compréhension dépend toute notre lecture de l’évangile.

Car en effet, pourquoi nous raconter un tel épisode ? D’autant qu’il n’eut pas de témoin. Matthieu pas plus que Luc n’étaient présents ce jour là, pas plus que quiconque, puisque Jésus y est seul. Marc, d’ailleurs, mentionne l’épisode, mais sans le relater : comment, en effet l’aurait-il pu ? Et pourtant ce texte est là. F. Bovon relève même que c’est la première fois que Jésus prend l’initiative dans l’évangile. Jusqu’à maintenant, on avait parlé de Jésus. Jean le baptiseur, Dieu lui-même au jour de son baptême : « Celui-ci est mon fils, écoutez-le ».

Mais au désert, dans le secret de sa solitude, Jésus devient sujet, grammaticalement sujet des verbes, mais surtout sujet, acteur de l’évangile. Ce jour là, Jésus « prend la main ». Pour nous dire quoi ?

Mais avant d’aller plus avant, quelques remarques terminologiques :

  1. Tentation. Littéralement en grec, le mot n’est pas un mot à connotation strictement religieuse ni morale. Il signifie «  essayer, tester, éprouver ». Il n’est pas seulement péjoratif, puisque par exemple c’est ce même verbe qui est utilisé en Actes 9/26 lorsque Paul « essaye », nous dit-on, de se joindre aux disciples… La question n’est donc pas ici morale, ni même pieuse, la question est : Qu’est-ce que le diable essaye ?  Et au-delà, qu’est-ce que le rédacteur de l’évangile veut-il nous faire comprendre par ce récit ? Qu’essaye-t-il de nous dire ?
  2. Venons-en au diable, justement. Je crois que nous avons un peu de peine à saisir ce qui se cache derrière ces expressions. Au pluriel. Car l’avez-vous remarqué ? Matthieu emploie trois mots différents pour désigner cette réalité hostile à la prédication du Maître : Diabolos, diabolov, 4 fois ; Satan, satana, une fois ; et le tentateur, peirazwn, une fois.

Mais nous avons fait de ces mots des noms propres synonymes. Et l’histoire de l’Eglise a placé, petit à petit, en face de Dieu, ce diable, comme une sorte de Dieu du mal, nous faisant glisser ainsi, sans bien nous en rendre compte, dans une sorte de polythéisme. Mais que diable (si j’ose dire !), ne sommes-nous pas monothéistes ?

Je crois en un seul Dieu, celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, révélé pleinement en Jésus le Christ ! Mais nous avons fait de ces mots, diabolos, shatan, peirazon, des noms propres. Alors que ce sont des noms communs, et donc qui se traduisent. (Ce que fait d’ailleurs très justement la traduction Bayard par exemple). Diabolos, c’est le diviseur. Le diabole, c’est littéralement l’opposé du symbole. Le symbole, c’est ce qui rassemble, ce qui réunit et qui fait sens, qui donne sens. Nous avons donc ce qui sépare, ce qui brise le sens, versus ce qui réunit, ce qui  rassemble, ce qui donne sens. Le diabolos n’est donc pas, terme à terme,  à opposer à Dieu, mais bien plutôt au Christ : il représente l’anti-parole, l’anti-rassembleur, l’anti-vie.

Satan, lui,  en est la forme hébraïque. Mais là encore, cela se traduit : « shatan« , c’est l’accusateur public, le procureur du tribunal, rôle que nous montre à merveille le prologue du livre de Job. A nouveau, là où le Christ est l’avocat, le shatan est l’accusateur.

Et puis nous avons le tentateur. Celui qui teste, qui essaye la division, l’accusation, là où Christ, lui, rassemble, relève, risque et se risque.

Tous ces mots disent, incarnent, expriment, représentent ces réalités qui, en nous, s’opposent à la parole du Maître. Toutes ces pulsions de mort, d’accusation, de division, de non-sens, qui si souvent semblent nous dépasser et qui pourtant nous travaillent, nous rongent en secret.

Rien de « diabolique » là-dedans, mais la personnification de ce mal, de ce malheur qui existe bel et bien, en nous et par-delà nous-mêmes, et qui nous ronge en silence ou en furie. C’est selon.

Mais ces trois-là trouvent leur origine en une seule, d’après Matthieu (comme pour Luc d’ailleurs) : dans le phantasme de toute-puissance. Et c’est là que nous retrouvons nos trois tentations. Qui n’en sont en fait qu’une seule, déclinée sous trois axes différents.

La tentation de la toute-puissance, du pouvoir :

  • Pouvoir de changer les pierres en pain.
  • Pouvoir d’être l’égal de Dieu, porté par les anges.
  • Pouvoir de dominer sur les royaumes de la terre.

L’opposant lui dit :
« Alors, tu es fils de Dieu ? » Nous sommes après le baptême, après que la voix venue du ciel a déclaré: Tu es mon fils bien-aimé !
« Alors tu es puissant, tu es tout-puissant ?
« Alors vas-y, fais voir ».

Et ces trois tentations représentent les trois dimensions de notre vie :

  • Le matériel (les pierres et les pains)
  • Le spirituel (être porté par les anges)
  • Le politique (la souveraineté sur tous les royaumes de la terre).

Et ce texte est en introduction de l’évangile, comme un mode d’emploi de l’enseignement du Maître. Comme pour nous dire, attention :

  • L’évangile n’est pas à entendre comme un message magique, qui viendrait changer notre réalité matérielle.
  • Il n’est pas non plus à entendre comme un message politique, qui viendrait donner les clefs des pouvoirs terrestres, ni ne nos bulletins de vote ;
  • Et il n’est pas non plus à entendre comme faisant de nous des super croyants, des anges à l’abri désormais des pierres du chemin…

Matthieu nous donne ici des clefs de lecture. Il nous dit : Attention aux pièges de lecture :

  • Le piège de la lecture magique, matérialiste, je dirais fondamentaliste, du message du Maître ;
  • Le piège de la lecture politique, de la théocratie,
  • Le piège enfin de la lecture angélique, du dieu compris comme immédiat, bref, le piège de l’idole en somme, où la foi éviterait que nos pieds ne heurtent les pierres…

Bultmann tient ce texte comme le mode d’emploi, la clef de lecture des miracles à venir, et je partage son avis : Attention de ne pas entendre ces épisodes miraculeux : comme autant de preuves magiques, comme l’expression d’un messianisme politique, comme une fuite de notre humanité dans je ne sais quelle pseudo réalité angélique.

Pourtant qui d’entre nous n’a jamais rêvé, ne fusse qu’une fois, d’un tel pouvoir ? D’une telle puissance, d’une telle toute-puissance ? Pour changer la réalité de la maladie, pour lutter contre les fléaux sociaux, pour vaincre le doute ?

Mais Jésus se révèle fils de Dieu en étant fils de l’homme, fils d’Adam. Et si je suis d’accord avec Bultmann pour dire que ce récit constitue la clef de l’interprétation des miracles, ce récit nous livre aussi la clef de notre humanité. Car qu’est-ce qu’être fils d’Adam, sinon renoncer enfin à nos phantasmes de toute-puissance ?

Jésus nous montre, ce jour là, le chemin de notre hominisation, en refusant la toute-puissance. En refusant le pouvoir, fusse-t-il même celui des anges. « Jésus, fils d’Adam, est conduit là. Affronté à sa condition limitée par la faim, le temps, la mort : homme, seulement, qui pour espérer vivre, aimer, découvrir doit consentir aux interdépendances. C’est l’homme mortel qui est vivant, non le surhomme » [Sr Véronique MARGRON, in La Vie du 14 février 2002]

Voilà le mode d’emploi : l’évangile n’est pas à entendre comme un moyen de devenir un surhomme, ni même un super croyant, mais un homme, une femme, en vérité, tout simplement. « Jésus reste un homme et c’est ainsi que satan, vaincu, s’écarte. Le fils demeure fils, d’Adam et de Dieu. Il ne se laisse pas égarer » dans le piège de la toute-puissance, qui est la source de tout mal.

Et ce faisant, il nous livre la clef.

Comment résister ? Par la parole.
Trois fois Jésus va répondre : « Il est écrit ». C’est là que nous fondons notre foi, notre capacité à résister au malheur, à la souffrance, à la mort, à tous nos phantasmes de toute puissance. Là, et là seulement. Dans cette parole qui s’ouvre. Jésus aurait pu répondre : moi je sais, et je te dis… Mais non, il dit : « Il est écrit » ! Il s’enracine dans une antériorité, une précédence,  une altérité : il est écrit !

Mais là attention ! Ultime piège ! Le diable aussi cite l’écriture ! Le diable aussi va dire : « Il est écrit ». Et là réside l’ultime mise en garde. Car il ne suffit pas de lire l’évangile. N’importe qui peut lire et citer l’Ecriture, sans pour autant être dans la vérité de l’intention du texte. Oui, attention, le diable aussi cite l’Ecriture. Et la remarque est d’importance. Elle est même déterminante. Elle représente l’ultime mise ne garde, devant l’ultime piège.

Car l’Ecriture doit être interprétée. Au nom de quels principes ? Là est la question. Depuis l’aube du christianisme, nous savons que l’Ecriture est la source, la seule norme de notre foi. Mais comment interpréter l’Ecriture pour quelle devienne véritablement Parole de Dieu, et non pas projection de tous nos phantasmes ? Ce fut précisément un des enjeux de la Réforme. En effet, pendant 14 siècles, on a lu, interprété l’Ecriture à la lumière des commentaires autorisés, des commentaires patristiques. (Cf. les commentaires de Pierre Lombard). Surgit Luther : l’Ecriture est à elle-même sa propre interprétation. La clef de l’Ecriture, c’est l’Ecriture. Mais cela ne suffit pas. Luther met une norme à la norme : Christ mort et ressuscité pour nous.

La norme est elle-même normée par la parole du Christ, sa mort et sa résurrection.

Comme nos mètres sont normés par un mètre étalon, conservé à Paris, ainsi Christ est le mètre étalon de l’Ecriture, celui qui est la règle de l’interprétation. Et cela est d’importance. Cela n’est pas argutie de théologiens. Travailler un jour de Shabbat est interdit  par l’Ecriture. La répudiation aussi.  Mais manger du jambon ou des huitres également. Et pourtant, nous mangeons tous du jambon, et plus personne ne fait shabbat. Pourquoi ? Parce que la clef d’interprétation de ces textes, c’est Christ mort et ressuscité pour nous. C’est à cette lumière-là que nous devons tout relire.

Pour y entendre, ou non, une parole de libération.

« Je suis venu dans le monde pour que les hommes aient la vie, et qu’ils l’aient en abondance » : Jean 10, 10 (ou Jean 3, 10, cité par la déclaration de foi de l’ERF de 1938). Voilà le seul crible auquel nous devons tous passer. La seule aune à laquelle nous devons tout réinterpréter. Voilà la tâche de l’église, du chrétien. Pour aujourd’hui, pour les autres et pour nous-mêmes. Pour nous libérer de tout fondamentalisme, de tout fanatisme, de toute idolâtrie comme de toute résignation et nous ouvrir à la parole de Vie, afin de pouvoir désormais risquer notre vie, dans la fragilité et l’ambiguïté de notre quotidien, mais cela désormais en pèlerins de lumière !