La puissance d’un échec…

 

s200_elian.cuvillierLa chronique du confinement du professeur Elian Cuvillier pour ce temps pascal.

Quel est le sens de la proclamation de la Résurrection en cette fête de Pâques 2020 si particulière puisqu’aucune célébration communautaire n’a pu se dérouler ? Comment oser affirmer aujourd’hui « Il est ressuscité, Il est vraiment ressuscité ! » au moment où chacun attend, plus ou moins angoissé, confiné chez lui ou appelé à s’engager directement pour la combattre, que la pandémie s’éloigne.

Voilà ce que suscite en moi, d’un côté ce qui est le cœur de la foi chrétienne à savoir la proclamation pascale, de l’autre ce que nous vivons en ce moment.

La puissance d’un échec.

Parler de la résurrection du Christ, c’est parler de la puissance paradoxale d’un échec. Déplions cette affirmation surprenante. Du point de vue de la foi chrétienne proclamer « Christ est ressuscité », c’est avant tout rappeler sa mort.

Et non seulement cela, mais une mort particulièrement infamante et dégradante.

La crucifixion est l’équivalent de notre ancienne guillotine ou de l’actuelle chaise électrique. La mort de Jésus fut bel et bien un échec pour ceux qui attendaient, à travers lui, la venue du Règne glorieux de Dieu. Ce que confirment les disciples d’Emmaüs : « Nous espérions que ce serait lui qui délivrerait Israël ; mais avec tout cela, voici le troisième jour que ces choses se sont passées »(Lc 24,21).

Ce que j’entends tout d’abord dans ce premier élément fondamental de la foi chrétienne en la Résurrection, c’est aujourd’hui comme une parabole de ce que nous vivons au plan sociétal : l’expérience d’un échec. Nous pensions que notre monde technicien, performant, connecté, prévoyant, nous préserverait des anciennes frayeurs parmi lesquelles la peste faisait office de repoussoir inenvisageable. Et voilà que nous y sommes confrontés en un réel dont nous ne mesurons pas encore tous les effets. Oui, notre monde vit un échec. Une contestation radicale de ses illusions de maîtrise et de pouvoir.

Mais revenons à la Résurrection. La proclamation « Christ est ressuscité » ne se présente pas comme la solution à cet échec mais au contraire comme sa validation en même temps que son interprétation créatrice. Proclamer la résurrection du Christ, c’est en effet affirmer que l’échec de la Croix est porteur d’une puissance de vie inattendue en même temps qu’insoupçonnée. Ce n’est pas un messie glorieux qui est vainqueur du mal et de la mort mais un messie crucifié.

C’est Jésus, « le crucifié »(Mc 16,7) qui est ressuscité, pas un « super héros » qui n’aurait connu qu’une apparente défaite. La résurrection du Christ est ainsi en discontinuité avec les attentes religieuses traditionnelles — celles de sauveurs tout-puissants — qui viennent se briser sur le bois de la Croix. De ces attentes religieuses, la résurrection du Christ propose une nouvelle interprétation, une nouvelle reconfiguration. L’apôtre Paul a tout particulièrement laissé travailler en lui la puissance créatrice de l’échec que constitua la crucifixion de Jésus (cf. 1 Co 1,18-25 ; cf. 1 Co 2,2. Paul utilise d’ailleurs un terme grec, dunamis pour parler de cette « puissance » qu’il faudrait peut-être traduire « dynamique »).

Dieu, sous le masque de la faiblesse.

Puissance ou dynamique créatrice de l’échec… Il y a, là encore, comme une parabole de ce que nous vivons actuellement : notre pays, l’Europe, l’Occident, le monde sont en train de vivre une épreuve qui résonne d’abord, je l’ai dit, comme un échec. L’échec de l’illusion de la maîtrise, de la force technicienne et sa capacité à tout prévoir… Notre prétention à détenir un pouvoir de décision sur les événements. Ceci a été mis en échec. Comment en ressortirons-nous ? Nul ne le sait. Mais sans doute pas en niant cet échec. Sans doute pas en attendant une « résurrection » qui consisterait à oublier ce qui s’est passé, à en nier la dimension interpellatrice, contestatrice même de nos façons de faire.

Un autre élément que souligne la foi pascale, c’est que, en Christ, Dieu est solidaire de l’homme dans sa misère native. L’échec de la Croix relu à la lumière de la foi pascale selon laquelle Dieu a relevé un crucifié d’entre les morts fait naître une nouvelle manière de penser Dieu. À la Croix, Dieu se révèle, non sous la marque de la force mais sous le masque de la faiblesse et de la mort. C’est pourquoi l’échec de la Croix peut-être compris à la fois comme une déconstruction des images classiques de Dieu et une ouverture décisive dans l’impasse et la fermeture de l’existence humaine. La proclamation pascale rend compte d’une rupture et d’une refondation de l’histoire personnelle des croyants qui a prétention à l’universalité. Les disciples deviennent les témoins d’une vérité universelle parce que singulière : ce qui fut décisif pour eux peut l’être pour chaque être humain.

Une ouverture dans les contingences du monde

Encore faut-il que nous soyons en capacité de ne pas, une fois que nous serons sorti de ce coronavirus, faire table rase de ce qui vient de se passer. C’est-à-dire de nier la dimension de mise en cause que ce que nous vivons vient pointer. Une compréhension falsifiée de la Résurrection consisterait à penser qu’elle effacerait tout. Un « repartir à zéro » illusoire et mensonger. Comme pourrait l’être l’idée qu’une fois le Covid-19 passé on pourra tout effacer et recommencer comme si de rien n’était.

Au final, la proclamation de la Résurrection résonne comme une parole qui s’inscrit en faux contre la fatalité et le désespoir laissant ouvert un possible quand, à vues humaines, tout semble clôturé. La proclamation de la Résurrection opère une ouverture dans les contingences de ce monde. C’est ainsi, me semble-til, qu’il faut comprendre la parole de Paul : « Si nous espérons en Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes » (1 Cor. 15,19).

Tant que nos existences n’ont pas d’ouverture à une altérité, tant qu’elles se limitent à ce qui est constatable et admis comme évidence, tant qu’elles s’épuisent dans une simple jouissance des biens de ce monde, alors nous sommes malheureux parce que morts quoiqu’en apparence vivants. Qu’attendons-nous encore qui aille au-delà de ce que propose la société consumériste dans laquelle nous évoluons ? Qu’espérons-nous encore qui fasse rupture avec ce qui nous paralyse au quotidien ? Vers quoi, sur quoi, à quoi notre existence peut-elle encore s’ouvrir ? Y a-t-il ici et maintenant une parole capable de faire surgir la vie au lieu même de nos échecs, de nos limites et de notre faiblesse native ? Existe-t-il une parole de Résurrection capable d’ouvrir nos existences bornées à l’inattendu de la grâce jusqu’au bout de notre chemin ici-bas ? Une Résurrection qui soit autre chose qu’un fantasme infantile d’immortalité et de toute puissance mais le pari qu’une vie imprenable est encore possible ?

Telles sont quelques-unes des questions que la proclamation pascale pose à chacune et chacun de nous en ces temps difficiles que nous vivons.

Trois dimensions essentielles

En terminant cette chronique, je rappelle les trois dimensions essentielles du message pascal qui me semblent particulièrement importants en cette année 2020 :

– La Vie véritable vient toujours nous rencontrer au lieu même de l’échec et de la mort. Du désespoir et de l’angoisse. Notre monde vit aujourd’hui dans l’angoisse et la peur. C’est dans ce lieu-là, sans le nier mais en l’affrontant en nous-mêmes que nous pouvons proclamer : il est Ressuscité, il est vraiment ressuscité

– La Vie n’est pas la négation de cet échec, pas la négation de la mort. Elle vient inscrire l’espoir au lieu même du désespoir, là ou plus rien ne semble possible. Je pense ici à tous ceux qui sont morts et qui vont mourir et aux familles qui n’auront pas pu se réunir, et aux prêtres, pasteurs et laïcs qui ont la charge de les accompagner. Proclamer la Résurrection c’est tenir pour acquis que l’espérance est possible quand il n’y a plus d’espérance ! Et uniquement là, dirai-je.

– Le Vivant est et reste à jamais le Crucifié. L’après coronavirus ne devra pas être une tabula rasa, une table rase, sinon il ne sera pas la célébration de la Vie qui a traversé la mort mais un happy end illusoire. « Il vous précède en Galilée. C’est là que vous le verrez ». J’ose dire : il vous précède dans notre confinement, sur un lit de réanimation, dans un EHPAD. C’est là que vous le verrez. Pas ailleurs. C’est ce que signifie la fameuse phrase du credo avec laquelle nous avons parfois tant de mal et qui est pourtant l’une des plus pertinentes aujourd’hui : «Je crois la résurrection de la chair ». C’est-à-dire : c’est dans notre corps souffrant, corps individuel et corps social, que se reçoit la Vie et le Vivant.

Plus que jamais aujourd’hui, osons la Résurrection : « Il est ressuscité, Il est vraiment ressuscité ! »