Luther, vu par… Marianne Carbonnier-Burkard

 

Marianne Carbonnier-Burkard est maître de conférences honoraire à l’Institut protestant de théologie, vice-présidente de la Société d’histoire du protestantisme français.


1517-2017: Luther pour mémoire ? [1]

 Luther Playmobil« Pour mémoire » : c’est ce que l’on dit d’une chose de peu d’importance, à titre de rappel, en passant (au passage), sans s’attarder. Cette année 2017, l’expression paraît peu appropriée s’agissant de  Luther – et plus largement de la Réforme protestante du XVIème siècle, et superflu le point d’interrogation. En effet, la mémoire de Luther est partout, dans les livres, les colloques, les conférences, et même en figurine de Playmobil. A moins que « pour mémoire » ne suggère un mouvement d’humeur face à l’excès de mémoire, d’où un service minimum.

Entre l’impératif de commémoration et le désir d’y échapper, les questions surgissent : d’abord, si 500ème anniversaire il y a,  même, dit-on, « jubilé », quel sens a la date de 1517 ? Ensuite, ce jubilé, identifié au personnage de Luther et synonyme de division de l’Eglise, n’est-il pas embarrassant ? Je me propose de présenter successivement ces deux questions, avant de plaider pour la commémoration de 1517.

 1. 1517  ou la mémoire jubilaire

L’événement de 1517

Le 31 octobre 1517, Martin Luther, professeur de théologie à Wittenberg, rend publiques 95 thèses critiquant les indulgences. Les indulgences sont des sortes de bons octroyés par le pape à certaines grandes occasions : contre monnaie ou pèlerinage, les fidèles pénitents obtiennent la remise des peines dues pour leurs péchés, et aussi pour les péchés des âmes au Purgatoire. Cette institution des indulgences était en pleine expansion depuis le XVème siècle. En 1515, le pape Léon X avait nommé l’archevêque de Mayence commissaire aux indulgences pour ses diocèses, dans le cadre d’une grande campagne (destinée à financer la construction de la basilique Saint-Pierre de Rome). En 1517, la campagne des indulgences battait son plein en Allemagne, prêchée par un dominicain zélé, dont les arguments faisaient mouche : « Aussitôt le denier résonne dans le tronc, aussitôt l’âme s’envole du purgatoire ».

En critiquant les indulgences, Luther s’en prend à une fausse sécurité, une fausse compréhension du salut : l’idée qu’on puisse effacer sans peine ses péchés,  se sauver soi-même, facilement, rien qu’avec un peu d’argent donné à l’Eglise. Avant même l’affaire des indulgences, Luther en était venu, lui, à l’idée que le salut passe par le désespoir, la croix, la croix qui tue et promet la vie.

Indirectement, mais clairement, Luther conteste le pouvoir (des clefs) du pape, le pouvoir de délier des péchés et des peines en négociant. A la lecture des 95 thèses de Luther, l’archevêque de Mayence perçoit bien l’hérésie de Luther et dénonce les thèses à Rome. D’où le procès de Luther à Rome.

Le procès va durer trois ans, jusqu’à l’excommunication de Luther en janvier 1521. Ce long procès  donne à Luther l’occasion d’affronter publiquement les plus grands théologiens de l’époque, défenseurs de la tradition et de Rome. Il reçoit ainsi un énorme écho en Allemagne et suscite les passions. Les partisans de Luther affrontent les « conservateurs » par voie de tracts et de prêches. C’est le début d’un mouvement « évangélique », « réformateur »,  contestataire de l’Eglise institutionnelle, l’Eglise de Rome. En ce sens, 1517 est bien le point de départ de la Réforme protestante.

Cette date a-t-elle été comprise à l’époque comme une date marquante ? Oui et non.

En 1517, quand il publie ses 95 thèses, Luther a eu conscience de franchir le Rubicon. C’est ce qu’il  écrit sur le moment dans une lettre à un de ses amis. Et il change de nom : il s’appelait jusque-là du nom de son père : Luder ; il s’appelle désormais Luther : Lutherus, calqué sur le grec Eleutherios : l’homme libre, le libre.

Cependant, Melanchthon, dans son récit de la vie de Luther (1548), considère que le moment décisif a été la diète de Worms en avril 1521, avec la scène de Luther excommunié, refusant d’abjurer face à l’empereur et à l’official de l’archevêque de Trêves :

A moins qu’on me convainque par des attestations de l’Écriture ou par d’évidentes raisons – car je n’ajoute foi ni au pape ni aux conciles seuls […], je suis lié par les textes scripturaires que j’ai cités et ma conscience est captive des paroles de Dieu; je ne puis ni ne veux me rétracter. Je ne puis autrement. 

Ces paroles de Luther, inscrites dans la scène de Worms, ont d’ailleurs été aussitôt imprimées et ont ainsi fait le tour de l’Allemagne. Elles faisaient immédiatement comprendre un rapport nouveau entre l’Écriture, la Parole de Dieu et la conscience, au-dessus de toutes les autorités traditionnelles.

 Les jubilés

En fait, la date de 1517 ne s’est imposée qu’en 1617, au moment où dans l’Empire les tensions politico-confessionnelles allaient amener la guerre de Trente Ans. L’idée d’un « jubilé Luther » le 31 octobre 1617 est d’abord venue de la Faculté de théologie de Wittenberg. Ce jubilé était prévu comme une fête avec processions de professeurs et pasteurs, discours académiques et prédications. Le terme même de « jubilé » était un pied de nez aux jubilés de l’Eglise catholique célébrés depuis l’an 1300 : en 1300, le  pape Boniface VIII avait décrété une « année sainte » signifiant l’indulgence plénière pour les pèlerins à Rome et en avait prévu le renouvellement tous les 100 ans ; un des successeurs avait ensuite raccourci le cycle à tous les 50 ans (par assimilation aux jubilés juifs du Lévitique 25), puis tous les 25 ans. Les professeurs de Wittenberg ont donc choisi la date des 95 thèses de Luther contre les indulgences, les indulgences au cœur des jubilés romains, comme le moment inaugural et emblématique de la Réformation. En 1617, ce projet de  « jubilé Luther » est clairement un contre-jubilé, à la fois polémique et ironique.

Quelques semaines plus tard, ce projet a été repris par le prince électeur Frédéric V du Palatinat, réformé, chef de l’Union protestante de l’Empire. Il voulait un jubilé associant tous les Etats protestants de l’Empire. Son idée était de renforcer l’Union protestante face à la Sainte Ligue catholique, et de se rapprocher des luthériens, alors que les calvinistes étaient en situation précaire dans l’Empire. A vrai dire, le prince électeur de Saxe Johan Georg Ier, luthérien pur et dur, soucieux de ménager l’empereur Matthias Ier, n’était pas du tout sur cette ligne. C’est lui qui prit en mains le jubilé de la Réformation et entraîna presque tous les territoires luthériens, même le Danemark et la Suède. Le programme du jubilé saxon, grandiose, présentait Luther comme le héros inaugurant les temps derniers, contre le pape de Rome.

Ce 1er jubilé de la Réformation en 1617 a été le  point de départ d’une série de jubilés dans l’espace luthérien de l’Empire (et des pays scandinaves). Je passe sur la nationalisation allemande des jubilés de la Réformation, au XIXème siècle, en lien avec le développement du sentiment national allemand[2]. On note aussi au cours du XIXème siècle et au XXème siècle, dans les années 1930, une concentration accrue sur la personne de Luther, qui devient le héros national de l’Allemagne.

D’où l’apparition de jubilés à la date anniversaire de Luther : 1883 (400ème anniversaire de la naissance de Luther), 10 novembre 1933 (450ème anniversaire de la naissance de Luther), etc.

Associé à la date de 1517, et non pas aux anniversaires de l’homme Luther, la mémoire jubilaire pouvait être plus consensuellement jubilante. Pour autant, elle n’a pas été unanime au sein du protestantisme, ni en 1617 ni par la suite.

2. Les embarras de la mémoire de Luther et de la Réforme

 J’identifie trois sortes d’embarras pour les protestants et spécialement pour les protestants français :

  • l’embarras lié à l’identité nationale et confessionnelle de Luther, dans le contexte français et réformé,
  • l’embarras d’une  mémoire polémique, dans le contexte « œcuménique » du XXème siècle,
  • l’embarras d’une mémoire hagiographique, spécialement en contexte protestant.

 L’embarras du Luther allemand (et Luther « luthérien »)

D’une manière générale, les réformés francophones sont restés étrangers aux jubilés allemands de la Réforme et de Luther. Au XVIIIème et au XIXème siècles, les Suisses et Genève ont cherché à les copier en lançant leurs propres jubilés, chaque canton suivant son propre calendrier de la Réforme, autonome par rapport à 1517, quoique connexe : ainsi le jubilé Zwingli à Zurich en 1818, et surtout en 1884 pour le 4ème centenaire de sa naissance. A Genève, ce fut toujours plus compliqué, car la figure de Calvin n’a jamais été consensuelle ; d’où des difficultés pour la commémoration de sa mort en 1864, ou de sa naissance en 1909.

Les réformés français, eux, ont choisi de célébrer leur jubilé en 1859,  pour le 3ème centenaire du synode fondateur de 1559. Il s’agissait de montrer l’indépendance de « la Réforme française » de la Réformation allemande et il ne manquait pas d’historiens pour développer cette thèse [3].

Après 1870 et surtout 1914, en France, Luther est assimilé à l’Allemagne ennemie, l’Empire allemand de Bismarck et des deux Guillaume. Charles Maurras  voit dans Luther « l’Allemagne éternelle », le principe du désordre, opposé à la civilisation française. Quand éclate la guerre de 1914, les protestants français participent à l’ « union sacrée », en défense de la France contre l’agresseur qu’est Allemagne. Ils cherchent alors à dissocier Luther de l’Allemagne impériale. Ainsi Frank Puaux, président de la SHPF, dans un discours de 1917 (c’était l’année d’un grand jubilé Luther, le 400ème anniversaire de 1517), après l’entrée en guerre des Etats-Unis : où il salue la proclamation du président Wilson comme une actualisation de la déclaration de Luther à Worms, pour la liberté de conscience et la justice, ces valeurs humanistes bafouées par l’Allemagne, devenue « le fléau et la terreur de l’Europe ».

Dans ce contexte, les jugements moraux et les stéréotypes nationaux sont permanents. Le changement s’opère chez les historiens dans l’entre-deux guerres, avec le Luther de Lucien Febvre : Un destin, Martin Luther (1928). Le grand historien pionnier de l’Ecole des Annales dégage Luther des images à visée nationaliste et confessionnelle : reprenant les sources et une masse de travaux allemands, cet agnostique interprète Luther, du moins le jeune Luther,  comme un génie religieux, façonné par la culture, la piété et les mentalités de son siècle et inventeur d’une nouvelle culture, d’une nouvelle piété, d’une nouvelle forme de christianisme. Le regard de Febvre reste critique : il souligne le conservatisme politique de Luther, qui fabrique des  « sujets dociles, fonctionnaires modèles », « aux ordres d’un Prince ». Mais le mythe de Luther, héros pour les luthériens, repoussoir pour les catholiques Français, est cassé. Luther est devenu un homme, un homme complexe, au charisme exceptionnel, un être de chair et de sang du XVIème siècle.

L’embarras d’une mémoire polémique dans le contexte oecuménique

Si la date de 1517 marque le début d’un processus de division de la chrétienté traditionnelle, aboutissant à la constitution d’Eglises séparées de l’Eglise catholique de Rome, les mémoires de part et d’autre de la ligne de fracture ne sont pas interchangeables. La séparation a été une rupture violente, qui a donné lieu à des guerres de religion féroces entre « hérétiques » et « papistes », en Allemagne et en Suisse, comme aussi en France.

C’était il y a cinq siècles.

Informée des préparatifs luthériens pour 2017, la Commission luthéro-catholique romaine sur l’unité s’est inquiétée de la perspective d’un « jubilé » (avec sa connotation festive) commémorant  la division de l’Eglise chrétienne. En 2017, écrit-elle, « aucune personne théologiquement responsable ne peut célébrer la division entre chrétiens. »[4]. Un code de bonne conduite entre catholiques et luthériens a été jugé nécessaire : il consiste en une double repentance pour les torts réciproques, et une prière ardente pour progresser sur le chemin de l’unité visible. L’application de ce code de bonne conduite a commencé avec la visite du pape à la cathédrale de Lund le 31 octobre 2016, relayée du côté français par une célébration oecuménique à Strasbourg, le 6 décembre. Pour tout dire, ce discours oecuménique de repentance, modelé par le Vatican, tourne un peu à vide, en vase clos, en 2017. Mais l’embarras reste palpable.

Le péril d’hagiographie

Si la Réforme protestante dans son ensemble – et Luther en premier- a opéré une rupture radicale avec le culte des saints, elle n’a pas abandonné toute écriture hagiographique. L’hagiographie luthérienne a commencé du vivant de Luther et plus encore après sa mort. Dans leur ensemble, les historiens du XIXème siècle en Allemagne en ont donné une version laïcisée, en survalorisant positivement l’héritage luthérien dans la société allemande (quelques-uns négativement, en particulier Engels, en 1850 : Luther valet des princes, massacreur des paysans…). 

L’enrôlement de Luther et de théologiens luthériens par les nazis dans les années 1930 et 1940, notamment à l’occasion des jubilés de 1933 et 1938, a définitivement abîmé l’image de Luther après-guerre. Luther est apparu responsable, non seulement d’une idéologie de la soumission au pouvoir politique, mais aussi de l’intolérance religieuse, et même, par ses écrits, de l’antisémitisme nazi.  De fait, après avoir présenté un visage amical aux juifs en 1523, Luther a écrit à la fin de sa vie trois pamphlets ultra-violents contre les juifs, dont  Des juifs et de leurs mensonges en 1543[5]. Ces textes assez oubliés ont été ressortis par les Nazis. Au point qu’au procès de Nuremberg, Julius Streicher, l’éditeur antisémite des Nazis, condamné à mort pour crime contre l’humanité, a jugé que c’est Luther qui devrait être à sa place sur le banc des accusés. Depuis le début de la « décade Luther » en Allemagne (2008), et face au déferlement médiatique croissant qu’elle suscite, la polémique anti-jubilaire s’exprime largement, spécialement sous l’angle de la responsabilité de Luther dans l’antisémitisme nazi.

Peut-on célébrer ce Luther anti-juif, sinon antisémite ? Décidément la mémoire de Luther en 2017 est embarrassée.

 

3. Plaidoyer pour la commémoration de 1517

 Commémoration et tri

Qu’est-ce que com-mémorer ? C’est faire mémoire en commun, célébrer un événement ou un personnage du passé, par une ou des cérémonies (discours, parade, fête) qui rassemblent la communauté. Le rituel des commémorations, de même que les récits, les monuments, les symboles, sont l’expression d’une mémoire collective. Et cette mémoire collective est constitutive de l’identité d’une communauté. A chaque peuple ses saints ou ses héros. De même qu’à chaque peuple sa langue.

Pour autant, ces mémoires différentes, volontiers conflictuelles, ne sont pas hermétiques ni figées : la commémoration est un acte pour le présent. Dans la commémoration, c’est toujours le présent qui se célèbre lui-même à travers les modalités du passé. Aussi, comme le note l’historienne Mona Ozouf, « toute commémoration suppose un tri dans le mémorable, un choix ». Et d’expliquer : « Sinon, nous serions condamnés à l’hallucination du passé… Ce qui amarre et oriente ce choix, et l’empêche d’être arbitraire, c’est l’histoire présente », ou  « ce qui nous parle le mieux aujourd’hui »[6].

Ce tri est la tâche des historiens et celle des Eglises. Par leur travail critique sur les sources, les historiens chassent les mythes ou les dégonflent. Ainsi, à la suite de Lucien Febvre, ils ont fait justice du Luther allemand, étranger à la France latine, même si le cliché n’a pas tout à fait disparu. Depuis les années 1980, ils se sont davantage occupés de la question de Luther antisémite. La « décade Luther » en Allemagne a été l’occasion d’analyses renouvelées, de mises au point et de publications[7].

Le travail de tri est aussi pris en main par les Eglises sous la forme de rituels mémoriels à usage du présent : dialogues, gestes de repentance pour la violence du passé ou de réconciliation euphémisent les désaccords théologiques ou politiques[8]. Ces procédures ont été multipliées depuis les années 1980, dans le contexte œcuménique post-Vatican II et à l’approche du bimillénaire chrétien : dans le langage ecclésiastique on visait la « purification de la mémoire »[9]. La « décade Luther » a rappelé le thème en relançant les manifestations de fraternité. Dans le même temps, le contexte de l’Europe post-Shoah a imposé aux Eglises luthériennes de rejeter une part de Luther[10]. Là encore, la « décade Luther » a accéléré les processus de tri sélectif.

Une fois entendu que la mémoire rassemblant une communauté est nécessairement sélective, appropriée au présent, que pouvons-nous, que devons-nous commémorer en 2017 ? (« nous » : nous protestants, et pourquoi pas un « nous » qui « nous » dépasse ?). En quoi l’événement de 1517, l’avènement de la Réforme protestante lancée par Luther, nous intéresse et nous parle aujourd’hui? [11]

Commémorer 1517

C’est nous tourner vers un moment de l’histoire qui a changé le monde chrétien d’Occident.

La séquence révolutionnaire ouverte en 1517 par Luther, culminant en 1521 à la diète de Worms, a accouché du « christianisme moderne », sous sa forme protestante (et même, par contre-coup, sous sa forme catholique). Au cours de ces trois ou quatre années autour de 1520, Luther a refondé la théologie et la vie chrétienne, en plaçant au centre, non pas Dieu en soi, abstrait, mais la foi, le sujet croyant. Pour citer un théologien catholique, « la question centrale de Luther est celle de l’homme devant Dieu. Ce tournant anthropologique marque l’entrée dans la modernité »[12].

Et pour citer  à nouveau l’historien Lucien Febvre : Luther a apporté « une nouvelle façon de penser, de sentir et de pratiquer le christianisme »[13]. De ce changement, nous sommes héritiers (nous protestants) d’institutions nouvelles, émancipées de Rome (nos Eglises protestantes). Nous (plus largement) sommes héritiers, surtout, de sens nouveaux aux vieux mots du monde chrétien, d’accents nouveaux, parfois de mots nouveaux, et de gestes, de pratiques, qui les uns et les autres ont construit le modèle protestant. Voici quelques-uns de ces sens nouveaux :

L’Ecriture sainte comme Parole de Dieu, message adressé personnellement à chacun, « Evangile » (au sens de bonne nouvelle, « grâce », promesse de salut).

La foi au sens de confiance dans la promesse de salut. C’est l’idée que le salut se joue exclusivement dans la relation directe, personnelle, sans négociation, entre le croyant et la Parole de Dieu, la promesse de Dieu dans l’Ecriture[14].

Pour être reçue par la foi, la Parole doit être prêchée (annoncée) ou lue dans l’Ecriture en la langue du peuple. D’où la nécessaire traduction en langue « vulgaire » de la Bible, soudant l’Ancien et le Nouveau Testament.

La foi comprise comme confiance implique le principe d’égalité entre tous les chrétiens. Dès 1517, et plus clairement en 1520, Luther casse la distinction entre clercs et laïcs  : « sacerdoce universel » : « nous sommes tous prêtres ». Les laïcs sont à égalité avec le clergé, pape compris. Le principe d’égalité peut aller plus loin, comme l’indique un tract de 1520, mettant en scène un dialogue entre deux laïcs, l’un du côté de Luther, l’autre contre Luther :

« Que veux-tu savoir ? demande le « luthérien »

–  Si, aussitôt que l’homme ou la femme sort du baptême, ton Luther les fait prêtres et prêtresses.

–  Ce n’est pas mon docteur Luther, mais c’est saint Pierre qui le fait (I Pi 2, 9)

–  Il veut aussitôt faire des prêtres, comme on élit un porcher ?

–  C’est ce qui est enseigné dans le livre des Actes des Apôtres (Act 6, 1 s : élection d’Etienne et de diacres) auquel je donne plus foi qu’à [tes docteurs en théologie]. … Pourquoi cela ne devrait-il pas devenir maintenant aussi le droit usage ?… »

Ce qu’exprime là le « luthérien », c’est l’égalité entre les croyants, hommes et femmes : la porte est ouverte aux femmes-prêtres (même s’il a fallu encore quatre siècles pour sa concrétisation dans les Eglises luthériennes et réformées).

De la nouvelle compréhension de la foi découle aussi une nouvelle compréhension de l’Eglise : avec l’écart irréductible entre les Eglises institutionnelles, mêlant fidèles et infidèles, et l’Eglise invisible, cercle de tous les croyants, connu de Dieu seul.

J’en viens au mot de liberté. La foi-confiance est associée par Luther à la liberté :

La foi suffit au chrétien et il n’a besoin d’aucune œuvre pour être juste. Puisqu’il n’a plus besoin d’aucune oeuvre, il est assurément affranchi de tous les commandements et de toutes les lois. Telle est la liberté chrétienne ; nous n’avons besoin d’aucune œuvre pour obtenir la justice et le salut.

Nous n’avons besoin d’aucune œuvre, puisque Dieu nous sauve gratuitement de nous-mêmes.

« Laeta libertas » (Joyeuse liberté) : on lit cette devise sur des pamphlets de 1520, de Luther et de proches de Luther. Des pamphlets qui revendique un combat pour la vérité et la liberté ; contre la « captivité babylonienne » : libération de toutes les sujétions – péché, Loi, commandements d’Eglise, tradition.

Un combat pour la « liberté de conscience » [15]. L’expression est légèrement anachronique. Mais c’est un fait que Luther a fait, comme aucun jusqu’alors, résonner le mot de « conscience ».

L’instance à laquelle on doit se soumettre et le guide du choix ne sont plus la famille, le souverain, le prêtre, mais la conscience individuelle. « En matière de foi, écrit Luther, chacun peut juger du vrai et du faux » (par la foi). Il y a possibilité – et même nécessité- du choix religieux individuel[16] : sur des tracts et pamphlets des années 1520, qui opposent la religion traditionnelle et l’Evangile prêché par les prédicateurs « évangéliques » : le lecteur est interpellé : lecteur, « lecteur pieux, juge quelle est la vraie doctrine ».

Cette liberté, Luther ne la comprenait pas comme une pure autonomie, une volonté absolue. Dans un sermon de 1568, un prédicateur luthérien rapporte cette anecdote au sujet du réformateur : Un ami

disait un jour à Luther qu’il était le libérateur de la chrétienté. « Oui, répondit-il, je le suis, je l’ai été. Mais comme un cheval aveugle qui ne sait où son maître le conduit. »

La foi, la conscience, la Bible, l’égalité, la liberté: autant de mots, de thèmes, de valeurs qu’a portés la Réformation de Luther, ou plutôt le mouvement de Luther, car Luther n’était pas seul. Autant de mots, de thèmes, de valeurs qui nous ont construits et qui ont aidé à construire la modernité.

Autant de raison de jubiler avec Luther dans une « joyeuse liberté ».

 



[1] Texte de la conférence prononcée lors de l’Assemblée générale de l’Association Amitiés huguenotes internationales,  le 25 mars 2017 à l’église protestante luthérienne Saint-Jean, Paris.

[2] Voir M.C.-B., « Les Jubilés de la Réforme : des constructions protestantes (XVIIème-XXème siècles)», in : Petra Bosse-Huber, et al. (éd.), Célébrer Luther ou la Réforme ? 1517-2017, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 222.

[3] Cf. J.-H. Merle d’Aubigné dans son Histoire de la Réformation du XVIème siècle (t. 3, 1842).

[4] Du conflit à la communion. Commémoration luthéro-catholique commune de la Réforme en 2017. Rapport de la commission.

[6] Mona Ozouf, 1789. La commémoration,  Folio-Histoire, 1999, p. 323.

[7] Replaçant les débordements verbaux de Luther dans leur contexte et dans le cadre du langage de Luther, les historiens n’exonèrent pas Luther de toute responsabilité dans l’effet de ses discours, mais en son temps, non pas à quatre siècles de distance.Voir Thomas Kaufmann, Les juifs de Luther, trad. fr. , Genève, Labor et fides, 2017 ; et l’introduction de Pierre Savy à Des Juifs et de leurs mensonges, par Martin Luther, Champion, 2015.

[8] Dans le cas d’instances œcuméniques- où le mal condamné n’est pas seulement le mal d’une violence passée mais aussi le mal de la division présente,  on peut s’interroger sur une représentation mythique de l’histoire : sur le grand récit d’une Eglise une des origines, tombée au XVIe siècle, en marche vers l’unité. Mais la question excède celle du jubilé de la Réforme.

[9] Voir K. Lehmann, W. Pannenberg (éd.), Les Anathèmes du XVIe siècle sont-ils encore actuels ? Les condamnations doctrinales du concile de Trente justifient-elles encore la division de nos Églises ? Propositions soumises aux Églises catholique, luthérienne, réformée, Paris, Éd. du Cerf, 1989.

[10] Plusieurs Eglises luthériennes ont condamné par des déclarations solennelles les textes de Luther sur les juifs : ainsi l’Église luthérienne de Bavière, en novembre 1998, lors du soixantième anniversaire de la Nuit de Cristal.

[11] Sur le site de la FPF pour 2017, les thématiques de commémoration sont multiples : théologiques, historiques, éthiques, politiques.

[12] Michel Deneken, « Luther dans Trois Réformateurs de Maritain », Revue des Sciences religieuses 81/4 (2007), p. 505.

[13] Un destin. Martin Luther, avant-propos de la 2ème éd., 1944.

[14] Ce qui a été vécu par Luther comme une nouveauté bouleversante, la « justification » ou salut gratuit, c’est l’articulation entre la Parole dans l’Ecriture et la foi ; d’un côté la Parole de Dieu comme jugement et promesse de salut, de l’autre la confiance de l’homme dans cette promesse.

[15] « Conscience » (Gewissen) : centre de l’homme ; « tuée par le péché » et « vivifiée par la parole du Christ ».

[16] Cf Thomas Maissen , Francia, 2015, p. 100-105.