« Ne nous laisse pas entrer en tentation » – Prédication de Jacques-Noël Pérès

 

Dimanche 3 décembre 2017, 1er dimanche de l’Avent, nous utilisions pour la première fois la nouvelle traduction du Notre Père, recommandée par l’EPUdF. A cette occasion, le pasteur Jacques-Noël Pérès prêchait à Saint-Jean. Dans sa prédiction sur Esaïe 63,16–64,7 (texte complet ci-dessous), il nous donne l’occasion de mieux comprendre cette nouvelle traduction… et l’ancienne. 

 

Jacques Noel Pérèsvv. 63, 16b-17a : « C’est toi, Seigneur, qui es notre Père, notre Rédempteur depuis toujours, c’est là ton nom. Pourquoi nous fais-tu errer, Seigneur, loin de tes chemins, et endurcis-tu nos cœurs qui sont loin de te craindre ? »

Ces deux versets que je viens de relire posent, non point deux questions au lien certes ténu entre elles, mais plutôt une question double, dont les deux éléments soit se complètent, soit s’excluent l’un l’autre. Ce qui me conduit à cette constatation, c’est l’emploi de deux mot qui paraissent dès le prime abord contradictoires : Père et endurcir, qui ont pour décalque dans ces mêmes versets toujours, Rédempteur et faire errer. « C’est toi, Seigneur, qui es notre Père, notre Rédempteur […]  Pourquoi nous fais-tu errer, Seigneur, loin de tes chemins, et endurcis-tu nos cœurs ? » Quoi ? Un Père aurait-il pour tâche et même pour devoir d’endurcir le cœur de ses enfants ? Quoi ? Le Rédempteur est-il celui, non qui sauve, mais qui égare ?

S’interroger ainsi est d’actualité. Rare en effet sont ceux parmi nous, qui n’ont pas entendu parler de ce que l’on appelle la nouvelle version du Notre Père. C’est une traduction nouvelle de la prière que Jésus nous a apprise, telle que l’évangéliste Matthieu l’a transmise. Cette nouvelle traduction a été faite pour le lectionnaire – le livre où sont rassemblées jour après jour tout au long de l’année les lectures propres aux offices – de l’Église catholique romaine. Il était attendu que le nouveau texte passât du lectionnaire à la liturgie, c’est-à-dire à la prière communément prononcée à l’Église ou en privé. Pourquoi cependant ce besoin où l’on a pensé se trouver, d’une nouvelle traduction du Notre Père ? Parce que la formulation de l’une des demandes était mal comprise de certains : « Ne nous soumets pas à la tentation. » Ceux-là estimaient inacceptable de dire que le Dieu bon, notre Père, pût décider de conduire quiconque au pouvoir du mal, le Tentateur. Qu’en penser à notre tour ? Mais d’abord écoutons Ésaïe, notre leçon de ce jour.

Je me suis astreint à regarder de près le texte original, en hébreu. Les versets que je relisais à l’instant, plus littéralement peuvent être traduits ainsi : « Toi, Éternel, tu es notre Père, notre Sauveur, de tout temps tel est ton nom. Pourquoi, Seigneur, nous laisses-tu errer loin de tes voies, pourquoi laisses-tu notre cœur se fermer avec obstination à ta crainte. » Il n’y a pas à tortiller : par la bouche ou la plume de son prophète, le Seigneur Dieu éternel fait dire qu’il est bien celui aussi qui laisse divaguer et se perdre ceux qui pourtant devraient ou même voudraient respecter son autorité, ce qui est la crainte qui est ici nommée. S’il en va bien ainsi, deux possibilités s’offrent à nous. Soit nous pouvons dire que la Bible se trompe, que ces versets ne valent rien et que nous n’avons ni à les lire, ni à en tenir compte. Soit, c’est l’autre terme de l’alternative, nous devons reconnaître que c’est Dieu, qui se trompe. Voyons donc ces deux points.

Affirmer que la Bible, en l’occurrence le prophète Ésaïe, est dans l’erreur, et que nous n’avons qu’à tirer un trait sur ces lignes est une solution de facilité. Je le sais, nous avons tous tendance, et moi autant que vous, à négliger ce qui nous déplaît. On cherche alors quelques bonnes excuses, enfin je dis bonnes… Des excuses. On rejette la faute sur l’époque où nos versets ont été écrits, sur la culture du temps, etc. Comprenons-nous bien. Je n’oublie jamais de dire que les auteurs bibliques ne disposaient que des moyens qui étaient les leurs, et ne pouvaient pas être étrangers au monde dans lequel ils vivaient, ce monde avec ses principes, ses représentations religieuses et ses obligations morales. En conséquence, je suis bien persuadé qu’il est nécessaire, pour le comprendre, de replacer tout texte de la Bible dans son contexte, afin de bien discerner d’une part ce qui est essentiel et qu’on ne peut éluder parce que cela touche à la foi, c’est-à-dire aussi à Dieu, ou mieux dit : à la relation de Dieu avec chacun de nous, et d’autre part ce qui n’est que l’illustration de pratiques ancrées dans leur temps. Voyez-vous, je mange du jambon de Bayonne sans complexe, quoique le porc ne soit pas vraiment casher ! Pourquoi ? Parce que les règles alimentaires sont des préceptes qui n’engagent pas ma vie de foi ni a fortiori mon rapport à Dieu, à sa grâce ni à mon salut. En revanche, je ne saurais rejeter tout ce que résume le sommaire de la Loi, repris par Jésus lui-même, qui m’enjoint d’avoir pour mon prochain les mêmes sentiments que j’ai envers Dieu, comme je ne pourrais pas tenir pour nuls et non advenus les exhortations des prophètes à regretter mon péché, ou les belles affirmations de Paul qui me donnent tant à comprendre de la croix où Jésus mourut et du même coup tant à espérer.

Ah ! J’ai dit que si ce n’est pas la Bible qui se trompe, c’est-à-dire ses auteurs, eh bien c’est que Dieu lui-même se trompe en inspirant par son Esprit Saint prophètes et apôtres. Dieu peut-il se tromper ? Je remarque que la Bible nous dit à maintes reprises que Dieu se repend. Il est nécessaire de bien comprendre ce terme. S’il peut en effet signifier regretter, c’est parce qu’il exprime d’abord l’idée de penser après, de réfléchir ensuite, une réflexion qui peut conduire à changer d’avis, mais non point parce que la première décision serait fausse. Simplement parce qu’il paraît possible d’emprunter une autre voie pour parvenir au résultat initialement escompter. Et Dieu donc, parfois se repent, afin de nous mener là où de notre propre chef nous n’allons pas nécessairement. Dieu, voyez-vous, est le Dieu de la vie, un Dieu vivant dit l’Écriture, il n’est pas une potiche immuablement posé dans un froid silence en quelque lieu pas même aux cieux. Il est plutôt celui qui agit et qui parle, qui nous parle, à nous, et qui agit pour nous, en sorte que nous agissions à notre tour et que nous parlions, lui parlions : c’est notre prière, celle par laquelle précisément nous l’appelons notre Père, parce que nous comprenons ce qu’il veut pour nous, joie, paix, un horizon largement ouvert.

 

Revenons à nos versets : « C’est toi, Seigneur, qui es notre Père, notre Rédempteur […]  Pourquoi nous fais-tu errer, Seigneur, loin de tes chemins, et endurcis-tu nos cœurs ? » Ce dont il est ici question, puisque ce qui est en cause c’est notre relation à Dieu, ne relève pas de la simple discipline, mais nous engage à rechercher la vérité sur notre compagnonnage avec Dieu, et appartient à ce que je n’ai crainte, quoique dans l’Ancien Testament, à appeler Évangile, et je m’explique.

Si vous m’avez suivi jusqu’à présent, vous êtes d’accord avec moi pour dire qu’en écrivant ces mots, ni Ésaïe ne se trompe, ni Dieu dont l’action est présentée ne se trompe. Il nous faut donc retenir que Dieu peut nous laisser nous perdre loin de lui et qu’il lui arrive de fermer notre intelligence, avec obstination ai-je dit, à l’alliance qu’il veut cependant conclure avec nous. C’est là une autre manière d’exprimer ce qu’au fond de nous, nous estimons insupportable, inadmissible, à savoir que Dieu nous entraîne dans la tentation, ce que résume en peu de mots la sixième demande du Notre Père : « Ne nous soumets pas à la tentation. » Oh ! Assurément nous reste-t-il à bien comprendre ce qu’est cette tentation-là. Le Dr Luther, qui connaissait bien les langues bibliques, explique dans un sermon, que la meilleure manière d’exprimer le sens de ce terme, que nous rendons par tentation, est de le traduire par « épreuve », et il emploie ici un vieux mot saxon, Bekorung, depuis totalement tombé en désuétude, « un ancien mot allemand excellent » précise-t-il néanmoins, aujourd’hui, nous pourrions presque dire « un test ». Or, qu’est-ce qu’une épreuve ? Est-ce un exercice destiné en premier lieu à nous faire trébucher et chuter, manquer le but, échouer ? J’espère bien que tous les étudiants qui se préparent à passer les épreuves de leurs examens, ou que les sportifs qui s’entraînent pour les épreuves de toutes sortes de compétitions, ne partent pas avec cette idée en tête, mais que les épreuves auxquelles les uns et les autres se préparent au contraire montreront leurs aptitudes, et qu’ils seront au bout du compte couronnés de succès !

Pourquoi, s’il en va ainsi, ne pas comprendre que les épreuves auxquelles nous sommes confrontés doivent normalement déboucher sur notre réussite et du même coup notre bonheur ? Pourquoi, s’il en va ainsi, ne pas accepter que la tentation à laquelle Dieu nous soumet, et Luther dans le Grand Catéchisme souligne qu’elle « est triple : de la chair, du monde et du diable », la chair qui nous laisse aller aux excès de notre nature, le monde qui nous étourdit de rêves de gloire et de puissance, le diable qui entrave notre conscience et nous arrache à la foi, à l’espérance et à la charité, que la tentation, disais-je, doit davantage nous rapprocher de Dieu ?

 

En fait, nous avons peur de l’épreuve. Nous craignons d’être trop faibles devant elle et de ne pas réussir. Aussi, demandons-nous à Dieu dans notre prière de faire en sorte que nous puissions échapper au risque encouru, afin que le test ne tourne pas à la débâcle. Aussi demandons-nous à Dieu de nous donner la force nécessaire pour surmonter l’épreuve. Encore cette demande, faut-il la formuler, en paroles comme muet, simplement en un acte ou une pensée moins de soumission d’ailleurs que de confiance, et le péché au demeurant réside en cela, que l’on oublie du sein même de la tentation, de se tourner vers celui qui nous soutient et nous aide à triompher. C’est le regret exprimé par Ésaïe, dans les dernières lignes de notre leçon : « Nul n’en appelle à ton nom, nul ne se réveille pour t’en saisir » (v. 64, 6). Et pourtant…

Écoutons donc encore Luther, dans une instruction qu’il a donnée au printemps de l’année 1517, il y a tout juste 500 ans mais c’était quelques mois avant qu’il ne placardât ses 95 Thèses qui allaient déclencher le mouvement de Réformation. Il posait une simple question, à laquelle en bon pédagogue il répondait immédiatement : « Pourquoi Dieu soumet-il donc l’homme à l’épreuve du péché ? Réponse : Afin qu’il apprenne à se connaître et à connaître Dieu – se connaître, à savoir qu’il ne peut rien, si ce n’est pécher et mal faire ; connaître Dieu, à savoir que la grâce de Dieu est plus forte que toutes les créatures – et qu’ainsi il apprenne à se mépriser lui-même, et à louer et à célébrer la grâce de Dieu. » Vous saisissez la subtilité de notre Réformateur. Il n’y a certes pas à se réjouir du péché, mais le fait même d’être tenté nous conduit à découvrir notre propre faiblesse et notre incapacité, et plus exactement encore et c’en est la conséquence, à découvrir la miséricorde de Dieu, la grâce dont il nous inonde pour précisément que nous ne sombrions pas, et du même coup à lui rendre le culte qu’il désire, un culte bien sûr d’action de grâces ! Et en définitive, je me demande bien si le sens dernier de cette expression qui a fait couler tant de flots d’encre et de salive parce que mal comprise souvent : « Ne nous soumets pas à la tentation », ne signifierait pas : aide-nous, aide-moi, mon Dieu mon Père, à ne pas retomber dans ce péché, mon péché, que ta grâce sur la croix, dans l’obéissance du Christ crucifié, a pardonné pour qu’avec toi dès aujourd’hui je vive de ton éternité ?

 

Était-il par conséquent urgent de modifier le texte du Notre Père, et de remplacer « Ne nous soumets pas à la tentation », par « Ne nous laisse pas entrer en tentation » ? Ah ! C’est vrai, les savants ont recherché les paroles que Jésus a pu prononcer en araméen avant qu’elles ne soient transmises en grec dans les évangiles. Le problème pourtant est insoluble, car ce que nous en savons, c’est ce que Matthieu et Luc ont compris et retranscrit, ce n’est pas ce que Jésus incontestablement à dit. Quoi qu’il en soit, la difficulté pour moi réside en ce que dans la nouvelle version qui nous est proposée, c’est nous qui accomplissons l’action du verbe mis en vedette, entrer. Dieu ne fait qu’empêcher que nous entrions dans l’épreuve. Dans l’ancienne version, c’est au contraire Dieu qui exécute la seule action exprimée par le verbe, soumettre. Cela étant, je ne vois pas une différence fondamentale, et pour ma part, je ne m’opposerai pas à ce que nous priions en utilisant la nouvelle formulation. Même si je regretterai que la pédagogie de Dieu soit par-là moins mise en avant… Ce qui importe, c’est que nous restions assurés de la grâce. Tenez, je vais encore citer Luther, dans une lettre adressée à Philipp Melanchthon le 1er août 1521, où à propos du péché et de la grâce, il donne ce conseil à son ami et collaborateur : « Pèche fortement, mais crois plus fortement encore », Pecca fortiter, sed fortius crede. Passe sans crainte l’épreuve, le Christ t’accompagne sur ce chemin difficile et il t’affermit écrivait en d’autres termes Paul dans l’épître de ce jour, car il te donne la force et la conscience nécessaires en sorte de faire de toi le vainqueur ; cela, crois-le, crois-le sans crainte d’être trompé !

Ah oui ! Une chose encore. Ces épreuves, ce n’est pas devant un juge que nous les passons ; ces paroles, ce n’est pas face à un accusateur que nous les prononçons. C’est en nous adressant à celui auquel Ésaïe disait avec confiance : « C’est toi, Seigneur, qui es notre Père, notre Rédempteur depuis toujours », ajoutant « c’est là ton nom. » Par-delà mon péché, je ne vois pas quelqu’un qui me condamne. Je ressens plutôt la présence chaleureuse et efficace de celui qui, quoi que je puisse faire et qui que je sois, veille sur moi avec bienveillance. Notre Père, lui qui est… aux cieux ? C’est-à-dire dans nos cœurs, partout, pour notre joie, notre vie !

Ainsi soit-il !