Puisque ce matin et ce culte ne sont pas comme les autres, je vous propose de tourner votre regard vers cette œuvre que Cécile de la Monneraye a exposée dans l’église.
Antigone.
Le cri d’Antigone.
Car au commencement, il y a un cri : celui de l’enfant qui vient de naître. Et puis il y a ce cri d’Antigone auquel répondra le cri de la Cimade, puisque le pasteur Jean-Charles Tenreiro, lors de sa conférence vendredi soir, nous invitait à être des « veilleurs-crieurs ».
Le cri. Le cri devant l’injustice,
Le cri d’Antigone devant la mort de son frère et la sépulture interdite par Créon et « les lois de la cité ».
Elle avait, malgré l’interdiction, enseveli son frère, mais les gardes ont exhumé le corps. Antigone alors, « voyant le corps exhumé, se prend à gémir, à crier, à maudire les auteurs du sacrilège. Dans ses mains, elle amasse à nouveau de la poussière, puis, levant un beau vase de bronze, précise Sophocle, elle couronne le cadavre d’une triple libation1 ».
Pour ce cri et ce geste, elle sera exécutée elle aussi.
Mourir, pour enterrer les morts !
Prise au piège de l’absurde par l’édit de Créon et les lois de la cités.
Serions-nous, comme elle, si souvent dans nos vies, pris au piège de l’absurde et du néant ?
Est-ce cela que veut nous dire Sophocle : ainsi est la vie des hommes, piégée par le destin, c’est-à-dire l’absurde qui avance caché sous le masque des dieux ?
Est-ce cela, vivre : aller de cris en cris, de lamentations en lamentations, d’ensevelissements en ensevelissements ?
Le cri de l’homme !
Qui se confronte à son humaine condition !
Vous me direz :
– mais il y a aussi des cris de joie !
Soit, mais font-ils vraiment la mesure ?
Dans les évangiles aussi, il y a des cris ; beaucoup, même. Et c’est chez Matthieu qu’il y en a le plus ! Souvent des cris d’appel au secours :
les possédés crient (8, 29 ), les aveugles crient – beaucoup (9, 27 et 20, 30) ;
les disciples crient de peur (14, 26 ) ;
Pierre, qui s’enfonce dans l’eau, crie (14, 30) ;
la cananéenne, qui veut sauver sa fillette mourante, crie (15, 22).
Et puis il y a les cris de colère, les cris de haine de la foule qui demandent la mort de l’innocent (27, 23).
Seul le cri de la foule le jour des rameaux semble faire exception (21, 9 et 15), s’agirait-il là de cris de joie ? Sauf que la foule va vite changer d’avis et ses cris de joie se transformeront, nous le savons, en cris de haine (27, 23) !
Mais le dernier cri, chez Matthieu, est celui du Christ en croix ! C’est la seule fois qu’il est le sujet du verbe « crier » chez Matthieu.
Ce n’est pas lorsqu’il appelle Élie, non, c’est alors une autre expression en grec qui est utilisée (littéralement : dire d’une grande voix) ; non, c’est au moment où il « rend l’esprit » (27, 50).
La seule fois où, chez Matthieu, Jésus crie, c’est en un ultime cri qui vient résumer toute notre condition humaine, et « il rend l’esprit ».
Et alors, poursuit le premier évangile, le voile du sanctuaire se déchire, la terre tremble et les tombeaux s’ouvrent !
Au cri d’Antigone répond le cri de Jésus sur la croix !
Mais le cri d’Antigone est pour la sépulture, le cri de Jésus ouvre les tombeaux !
Là où le cri d’Antigone est pour fermer la tombe, celui du Christ l’ouvre.
Le cri pour la mort, le cri de la mort, devient, paradoxalement en Christ, le cri de la vie, le cri pour la vie !
C’est bien le même cri, celui de l’homme devant la mort, mais sa finalité s’est inversée !
Olivier Abel, lors de la première conférence, citant Paul Ricœur, faisait remarquer que l’évangile est la seule réponse possible à Sophocle : « laissez les morts enterrer les morts » (Matth. 8, 22) !
C’est inverser la logique d’Antigone, celle de la mort qui appelle la mort, dans un cercle infernal d’honneur et de vengeance, de vengeance et d’honneur !
– Suffit, dit l’Evangile !
Il y a un autre chemin possible. Mais pour cela, il faut laisser les morts enterrer les morts. C’est-à-dire nous retourner vers la vie, vers un autrement possible, vers un lendemain ouvert et offert.
Dans le quatrième évangile, d’ailleurs, il n’y a que des cris de vie, des cris pour la vie.
Seuls le Baptiste et Jésus crient (1, 15 ; 7, 28 et 37 et 12, 44) !
Et le cri de Jésus, chez Jean, est celui qui appelle à lui :
« Si quelqu’un a soif… je lui donnerai de la source d’eau vive » (7, 28 et ss),
« Je suis la lumière du monde… je ne suis pas venu pour juger mais pour sauver… » (12, 44 et ss)
Voilà désormais le cri de la vie, le cri de l’Evangile.
Mais allons encore un peu plus loin : si chez Matthieu l’ultime cri est celui du Christ, ce cri qui ouvre nos tombeaux, si chez Jean ce cri est lumière et source d’eau vive, et nous, qu’en est-il de notre cri à nous ?
Je me demande si la vocation de l’église n’est pas le cri, elle aussi ! Je me demande si Jean-Charles Tenreiro n’avait pas raison, si nous ne sommes pas appelés à être des veilleurs-crieurs ? Si le cri de la foi n’est pas le seul écho possible au cri du crucifié ?
Ma sœur, mon frère, puissions-nous être véritablement des veilleurs-crieurs, qui osent le cri de la vie, fût-ce au cœur de nos deuils et de nos morts.
Qui osent le cri de la foi, c’est-à-dire de la confiance, fut-ce au milieu du règne de la méfiance et de la peur.
Car oui, l’Evangile, disait Dietrich Bonhoeffer, est « un cri de guerre contre la peur 2» ; alors libérons le cri de la foi, le cri de la vie, le cri de l’Evangile !
« Si l’on demande, disait Luther, ce que c’est que l’Evangile, les sophistes répondent : c’est un livre qui enseigne de bonnes choses. Mais ils ne savent pas quoi !
L’Evangile. Ce mot ne signifie pas autre chose qu’une prédication, un cri de la grâce 3» !
Pasteur Jean-François Breyne,
Dimanche 7 avril 2019, lors de l’Assemblée générale de la paroisse Saint-Jean.
1Traduction de Pierre Pignarre, in Sophocle, Théâtre complet, Flammarion, 1964, p. 79.
2In Si je n’ai pas l’amour, Textes, Labor et Fides, 1963, p. 26.
3In Préface au Nouveau Testament, 1522.