Bach le luthérien
Avec la permission de « Fraternité Évangélique » (mai 2000).
Le 28 juillet 1750, Jean-Sébastien Bach entrait dans la vie éternelle. Son œuvre immense, maintenant partout célébrée, allait rester en sommeil pendant près d’un siècle, ce qu’on oublie en ce 250e anniversaire de sa mort : Bach se trouve plus présent que de son vivant, non seulement en Europe mais dans le monde entier par la magie des enregistrements et des concerts.
Il n’est, en effet, pas de jour où l’on n’entende une de ses œuvres, tant sur les radios que dans les salles de concerts. Journaux, disquaires, musiciens le célèbrent avec ferveur et, à Nantes, Alfred Grosser parla de folles journées lors du festival de janvier dernier : « 90 000 billets ont été vendus pour écouter en deux jours Bach, ce qui démontre le caractère transnational de sa musique, une musique du XVIIIe siècle ».
On a beaucoup écrit sur la nature de cette musique mais peu évoqué la vie de celui qui fut non seulement l’un des très grands génies de la musique mais aussi un homme de foi, fortement marqué par la théologie de Martin Luther. Toutes ses partitions commençaient ou se terminaient par ces trois lettres, humbles et belles : S.D.G. Soli Dei Gloria, À Dieu seul la Gloire.
Sait-on encore que c’est à un modeste pasteur de l’Alsace du Nord, Ernest Munch, père du célèbre chef d’orchestre Charles Munch et de Fritz Munch, directeur du Conservatoire de Strasbourg, que l’on doit, à l’orée du XXe siècle, la redécouverte des monumentales Passions ? Année après année, elles sont toujours exécutées au cours de la semaine sainte en l’église Saint-Guillaume de Strasbourg.
On parle peu également des travaux d’Albert Schweitzer, théologien, médecin mais aussi musicologue et organiste: ses écrits sur Bach, traduits en plusieurs langues, faisaient référence. Schweitzer donnait dans le monde entier des concerts au profit de son hôpital de Lambaréné mais, tous les 28 juillet, date anniversaire de la mort de Bach, il faisait résonner les orgues Silbermann de l’église Saint-Thomas de Strasbourg.
Auparavant, en 1829, il y avait eu Mendelssohn qui, pour la première fois, avait fait jouer la Passion selon Saint Matthieu hors d’une église. Cela sans suite immédiate. Aujourd’hui le Bachgesellschaft rassemble et recherche toutes les œuvres du maître dont certaines ont été découvertes récemment. 1 000 œuvres sont recensées dans le Bach-Werke Verzeichnis (BWV), dont 500 pièces pour orgue, 200 cantates sacrées (sur 300) et 26 profanes, 17 concertos, 12 suites, 48 préludes, 6 partitas, 7 toccatas, 4 messes brèves, etc.
L’intégrale de ces œuvres a été rassemblée pour cette année 2000 en 143 CD, une des réalisations les plus ambitieuses dans l’histoire de l’enregistrement. C’est dire l’immense intérêt et l’enthousiasme suscités aujourd’hui par Jean-Sébastien Bach.
Il était né le 21 mars 1685 à Eisenach, paisible petite cité de Thuringe dominée par le château de la Wartburg. Dès le Moyen Age des concours de ménestrels et troubadour s’y tenaient, et c’est aussi là que Luther s’était retiré pour faire sa monumentale traduction de la Bible en langue allemande. On visite à Eisenach la maison de Luther transformée en musée, non loin de la maison natale de Jean-Sébastien.
Il était le huitième et dernier enfant de Jean-Ambrosius Bach, honorable musicien de la ville, qui lui-même descendait d’une longue lignée de compositeurs, chanteurs, organistes, ménétriers, dont l’ancêtre Veit Bach, deux siècles auparavant, était à la fois meunier et musicien. Dans cette région marquée par la Réforme luthérienne, la lecture de la Bible faisait partie du quotidien au même titre que la musique.
Dès son plus jeune âge, Jean-Sébastien reçoit de son père les premières notions de musique, solfège et violon, cependant que son oncle l’initie à l’orgue. A 8 ans, il entre à l’école d’Eisenach et, très doué, il devance rapidement ses aînés ; la beauté de sa voix lui donne place dans le chœur symphonique de l’école.
De grands rassemblements familiaux réunissaient chaque année tous les Bach autour de la musique : la journée commençait par des chants religieux auxquels succédaient des exécutions instrumentales et vocales pour se terminer par des danses et un excellent repas. Nul doute que les souvenirs heureux de ces fêtes inspira les bourrées et danses des suites et la ravissante cantate du Café.
Brusquement, le malheur frappe la famille : il n’a que 9 ans lorsqu’il perd successivement sa mère Élisabeth en 1694, puis son père huit mois plus tard. C’est dans la parole de Dieu, une Bible (en traduction de Luther), qui l’accompagnera tout au long de sa vie, que ce jeune garçon trouvera force et réconfort.
Jean-Christophe, son frère aîné, marié et père de famille, est organiste à Ohrdruff. Il accueille ses deux plus jeunes frères, qui peuvent ainsi poursuivre les études commencées avec leur père : il enseigne l’orgue et le clavecin à Jean-Sébastien et lui fait découvrir les compositeurs contemporains, tels Frescobaldi l’Italien, Buxtehude le Danois, Schütz l’Allemmand, Couperin, Lulli et Delalande les Français.
Jean-Sébastien a 14 ans lorsqu’il se rend compte que sa présence pèse trop lourd sur le budget de son frère, et décide de partir pour Lunebourg : il a appris qu’à l’église Saint-Michel. Une manécanterie offrait aux enfants pauvres pension et pécule s’ils avaient une jolie voix. Lunebourg est à 250 km, trajet qu’il va faire à pied.
Il est accepté à la manécanterie et trouve à Lunebourg une merveilleuse bibliothèque où il poursuit son travail de copiste et se familiarise avec la musique française, car de nombreux protestants s’étaient réfugiés à la cour de Brunswick après la révocation de l’Édit de Nantes.
À 18 ans, Bach est reconnu comme un excellent organiste ; il se rend à Hambourg auprès de Reinken, organiste d’origine alsacienne, qui lui conseille de se mettre en quête d’un poste. En 1702, il est nommé organiste de l’église Saint-Boniface d’Arnstadt. Il écrit là sa première cantate, parfait sa technique instrumentale et devient rapidement un des plus brillants virtuoses de son temps.
Après deux ans de travail assidu, il obtient un mois de congé et décide de partir pour Lübeck. Il profite du trajet – 250 km, qu’il parcourt à pied – pour examiner de nombreuses orgues. Passionné par l’audition des concerts et par les enseignements du grand organiste Buxtehude, il en oublie la date de son retour et se voit vertement réprimandé par son église.
Bach ne se sent plus à l’aise à Arnstadt et décide de poser sa candidature à Mühlhausen, en Thuringe. Il est agréé et, la même année 1707, il se marie avec sa cousine Maria Barbara. Le couple aura sept enfants dont l’aîné, Wilhelm Friedmann, deviendra un grand artiste, compositeur et organiste.
Bach s’occupe de la réfection de l’orgue de l’église Saint-Blaise et compose des œuvres instrumentales et vocales, dont l’Actus tragicus. Quelque peu déçu par les conflits incessants entre piétistes et luthériens orthodoxes, il accepte le poste d’organiste à la cour du duc Wilhelm-Ernst, a Weimar. Il passera ainsi neuf années à Weimar – période heureuse et féconde, tant sur le plan musical que familial. C’est là qu’il compose les célèbres toccatas et fugues en ré mineur et en ut majeur, la Grande passacaille en ut mineur, des cantates, des concertos pour clavecin …
D’Anhalt-Cöthen à Leipzig
Lorsque des dissensions surviennent au sein de la famille princière, Bach pose sa candidature à la cour d’Anhalt-Cöthen avec engagement de se vouer à la musique de chambre car le prince Léopold est calviniste et il ne peut être question de musique religieuse. Bach restera à Cöthen de 1717 à 1723 et produira une série remarquable d’œuvres pour le clavecin : c’est là qu’il écrit à l’intention de son fils aîné et de ses élèves le 1er livre du Clavecin bien tempéré ainsi que des œuvres pour ensembles instrumentaux, les Suites anglaises et françaises, les six concertos brandebourgeois.
Bach gagne l’amitié du prince Léopold qui lui confie un orchestre de six musiciens avec lesquels il voyage dans tout le pays, en donnant des concerts dans les châteaux et les cités. Il est a Carlsbad lorsqu’il apprend le décès de sa femme, trop loin pour assister à ses obsèques. Sa douleur en fut immense, il restait seul avec quatre enfants.
Après dix-sept mois de veuvage, il se remarie avec Anna Magdalena Wulken, cantatrice à la cour de Cöthen. Anna Magdalena sera une épouse dévouée, excellente maîtresse de maison. Elle donnera treize autres enfants à Jean-Sébastien – dont six seulement survivront.
Le prince Léopold, son ami, se remarie à son tour, et sa nouvelle épouse, qui n’aime pas la musique, l’en détourne. Bach se sent délaissé et décide alors de s’installer dans une ville universitaire où ses fils pourront poursuivre leurs études. Après un concours, il obtient la succession de Kühnau comme « cantor » de Saint-Thomas à Leipzig, c’est-à-dire la chaire de directeur de la musique de la ville.
Un contrat signé a la mairie de Leipzig avec serment prêté sur la Bible, lui impose des tâches énormes. Il doit superviser les études et inspecter la Thomasschule, préparer les offices des quatre églises de la ville, composer des cantates, en diriger une par dimanche. Tout en assurant ces devoirs, presque inhumains, Bach continue de composer des chefs-d’œuvre : l’Oratorio de Noël, la Passion selon saint Matthieu, des éléments importants de la messe en si qu’il complétera à la fin de sa vie.
Bach est invité partout, à Dresde, à Hambourg, où il donne des récitals. Il est grandement respecté, et l’on vient de très loin pour suivre ses enseignements. Sa vie matérielle est largement assurée. Une seule ombre : l’enseignement. Avec son exigence de perfection, il était peu fait pour la pédagogie : il souffrait des espiègleries des élèves et plus encore de la mauvaise qualité de leur travail. On raconte qu’il se mit un jour en colère et jeta sa perruque à la tête d’un exécutant. Il souffrait également de l’autoritarisme du recteur de Weimar qui lui avait imposé un répétiteur incompétent.
Sa vie familiale, par contre, était heureuse. Sa maison accueillait amis, étudiants et chaque jour l’on pratiquait la musique de chambre. Il s’occupait beaucoup de l’éducation musicale et de l’avenir de ses fils.
Il advint qu’en 1747, Carl Philipp Emanuel, son second fils, brillant claveciniste et musicien de la cour du roi de Prusse Frédéric II, fait inviter son père à Potsdam. Bach fait le voyage et lorsqu’il arrive, le roi jouait de la flûte devant ses invités. Sans laisser au musicien le temps de se changer, le roi lui demande d’essayer les douze pianos Silbermann qu’il vient d’acquérir. Cela fait, Frédéric II lui demande d’improviser sur un thème de sa composition une fugue à trois voix, puis une à quatre, puis une à cinq et finalement à six voix. Là, Bach refusa. Mais il exécuta une fugue à six voix de sa composition.
Après cet exploit, le vieux Bach – il a 62 ans – fut comblé par l’estime et l’admiration de ce « despote éclairé ». Dès son retour à Leipzig, il écrivit une œuvre qu’il offrit à Frédéric II : l’Offrande musicale.
Il écrit ensuite une œuvre de plus vastes dimensions, l’Art de la fugue, et, un an avant sa mort, il termine sa grande messe en si mineur, véritable testament spirituel autant qu’artistique. Bach souhaitait, en effet, élargir la missa brevis de l’Église luthérienne pour que sa messe puisse être jouée également dans les églises catholiques et tout particulièrement en Saxe et en Pologne.
Sa vue s’affaiblit brusquement en 1750, après tant d’années de travail de copie de partitions, souvent à la lueur d’une bougie. Malgré deux opérations successives par un ophtalmologue anglais, il perdit la vue.
C’est à son gendre Altnikol qu’il dicta son dernier choral : Seigneur, me voici devant ton trône. Il s’éteignit le 28 juillet de cette même année, entre sa femme et son plus jeune fils, dans cette même foi qui avait inspiré toute sa vie.